La semaine dernière, je vous ai emmené à la découverte du Sturt National Park, dans les profondeurs de l’outback du New South Wales. Mais ce que je ne vous ai pas dit, c’est que ce parc est délimité par des frontières : au nord s’étend le Queensland, à l’ouest le South Australia. Le point où les lignes imaginaires qui séparent ces trois états se rejoignent porte le nom de Cameron Corner. Et à Cameron Corner, il y a un pub.
Dingo fence, une des plus longues barrières du monde
Une haute clôture de grillage et de fil barbelé me barre la route. Je me gare dans le New South Wales, j’ouvre le portail et, par la magie des frontières, je pose instantanément le pied dans le South Australia. Le portail, lui, se doit d’être soigneusement refermé, car cette clôture aux airs anodins est en réalité un garde-fou d’importance : ce n’est pas une futile frontière que cette barrière protège, mais plutôt le bétail des fermiers.
Elle porte le nom de dingo fence (ou dog fence), d’après son objectif : empêcher les dingos de migrer en masse vers le sud, où les éleveurs n’ont guère envie de perdre des agneaux à leurs crocs. À 5000 km de long (et jusqu’à 8000 km par le passé), c’est une des plus longues barrières du monde, mais ce n’est pas la seule prétendante au titre en ces terres : dans le Western Australia, on trouve aussi la rabbitproof fence, cette fois conçue pour empêcher les lapins de passer.
Trois états en 10 minutes
Les oiseaux, eux, n’ont que faire des folies humaines et des contraintes des créatures terrestres : galahs, corbeaux et milans noirs décorent panneaux, poteaux et fils de fer de la clôture. Je passe une grid, et me voici dans le Queensland : trois états en 10 minutes, tel est l’impressionnant bilan de ma promenade du jour. C’est bien dans le Queensland que se trouve la destination de cette aventureuse randonnée. Car je vous l’ai déjà dit : à Cameron Corner, il y a un pub.
Le pub rural, c’est une véritable institution australienne, c’est ce bar du coin où se retrouvent les habitués comme les gens de passage, le temps d’une bière, d’un café, d’un sandwich ou d’une meat pie. Le pub, c’est un pilier de la vie sociale dans le bush et à la campagne, et c’est bien sûr l’occasion de faire des rencontres et échanger des histoires et des nouvelles tout en se désaltérant le gosier et se remplissant l’estomac. Et plus le coin est paumé, mieux c’est.
L’intérieur du pub affiche directement la couleur, proclame fièrement son ambiance : des dizaines de casquettes sont accrochées au mur, des dollars sont placardés au plafond, un autocollant sur le tiroir caisse s’exclame « drink more booze, you bastards ! » (« buvez davantage d’alcool, bande d’enfoirés ! »), et le propriétaire se prépare flegmatiquement une tasse de thé. Et puis, bien sûr, il y a la touche spéciale Cameron Corner : trois horloges au mur donnent l’heure des trois états. Et si le pub se situe bel et bien dans le Queensland, il ne dispose pas moins d’une adresse du New South Wales et d’un numéro de téléphone du South Australia !
Je me pose sur un tabouret au comptoir en fin de matinée, sans réaliser que je ne vais pas décoller avant le milieu de l’après-midi : tel est le pouvoir du pub et des yarns, les histoires qu’on se raconte. J’engage la conversation avec Fenn Miller, le propriétaire. La situation géographique de son bar est peut-être confuse, mais lui, il est clair et net : Queenslander des pieds à la tête ! Originaire de Port Douglas, bien loin au nord d’ici, il se plaint du froid hivernal et se languit du retour de l’été.
La chaleur n’est-elle pourtant pas trop difficile à supporter, considérant que le thermostat explose allègrement les 40° et tutoie les 50° ? Ma question est naïve : la chaleur de l’outback est sèche, me répond-il. Comparé à la chaleur humide des tropiques, c’est de la rigolade.
C’est à ce moment de la conversation qu’il est utile de préciser que les Queenslanders, ou banana benders (« plieurs de bananes »), ont la réputation d’être un peu timbrés.
Au fil de ma demi-journée au bar, je tchatche avec tous les employés et visiteurs. Cheryl, la femme de Fenn, a les yeux qui brillent quand elle me parle de l’outback du Queensland et me donne quelques conseils sur les endroits à voir et sur les coins où camper. Sa cousine, venue prêter main forte, se targue d’une réplique d’ouverture imbattable : « ça fait 3 mois que je suis arrivée, et je ne suis pas encore sortie du pub ! ». Mais avant cela, elle a consacré beaucoup d’années de sa vie à découvrir l’Europe, l’Inde et l’Asie du Sud-Est.
Approvisionner le pub pour continuer à fournir des repas aux voyageurs, ce n’est pas simple ici : faire les courses, cela implique un aller-retour de 900 km jusqu’à Broken Hill. Ou, au mieux, de faire livrer des provisions par le camion postal à Tibooburra, un aller-retour de « seulement » 300 km. En plus de fournir nourriture et logement, les propriétaires du pub de Cameron Corner portent de nombreuses autres casquettes : ils sortent les voyageurs malchanceux de bourbiers, relèvent les statistiques de la pluie pour le bureau de météorologie, sont en liaison avec le département des transports pour communiquer l’état des routes, et ont même un uniforme de police en réserve pour rétablir l’ordre si une situation dérape hors de contrôle.
Et tous ces dollars au plafond ? C’est leur façon de lever des fonds pour le Royal Flying Doctor Service, les médecins de l’air qui utilisent de petits avions pour intervenir dans les recoins les plus isolés d’Australie.
C’est une bonne cause, alors soyez sympas, faites un don… Ne serait-ce que pour découvrir comment accrocher votre billet au plafond, sans avoir le droit d’utiliser d’escabeau !
PRATIQUE CORNER
- Cameron Corner se trouve à 450 km au nord de Broken Hill, ou 140 km à l’ouest de Tibooburra. Suivez la Silver City Highway (SH22) depuis Broken Hill, et bifurquez à gauche sur Cameron Corner Road peu avant l’entrée de Tibooburra.
- Il est possible de camper sur le terrain du pub – on vous demandera simplement de faire un don de $5 aux Flying Doctors en échange. Comme le pub est en dehors du parc national, il est possible d’y ramasser du bois et de faire un feu de camp. Des douches chaudes sont également disponibles, facturées $3.
- Alternativement, vous pouvez demander une chambre pour simple ou double pour environ 40 à 60$.
- Vous pouvez aussi faire le plein de carburant, mais attention : ici l’essence est chère, très chère !