MENACES SUR L’ART ABORIGENE – LE MONDE 30/10/04 (F. Thérin)
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30 octobre 2004 à 21 h 44 min #75521CarolineParticipant
Menaces sur l’art aborigène
LE MONDE | 30.10.04 | 14h48
Les collectionneurs du monde entier s’arrachent les œuvres des meilleurs peintres, mais, en Australie, la relève de ces artistes, pour la plupart très âgés ou malades, n’est pas assurée.
L’endroit est calme et isolé. Assise à même le sol, elle a déplié une couverture pour y poser ses petits pots de peinture. Avec des bâtons fins, elle applique patiemment des centaines de points colorés sur la toile. Du haut de cette colline, elle a une vue imprenable sur le pays sec et aride qui entoure Alice Springs. Les monts des McDonnell Ranges apparaissent clairement. Il fait chaud. Dans quelques heures, le soleil peindra de rouge les roches de cette chaîne qui fut un temps plus élevée que l’Himalaya. Lorraine King ne pense pas à tout cela. Elle est concentrée sur son tableau. Cette jeune femme aborigène de 26 ans pose sur la toile un rêve qu’elle a eu récemment. « Je rêve toutes mes toiles avant de les commencer », explique cette mère de famille. Souriante et timide, elle peint depuis maintenant onze ans. « J’ai débuté en aidant ma mère à mettre des points sur ses œuvres, avoue-t-elle. Je suis la troisième génération de peintres de la famille. »Ses tableaux, Lorraine les présente à la galerie Warumpi. Elle est une des cent artistes à exposer son travail dans cette grande pièce située en plein cœur d’Alice Springs. Tous ces peintres appartiennent à la communauté de Papunya, située à 230 km au nord-ouest de la plus grande ville du centre de l’Australie. Warumpi est une des deux galeries d’art d’Alice Springs à appartenir à une communauté aborigène. Cette association donne la peinture et la toile aux artistes, et les intérêts des ventes sont redistribués à la collectivité.
L’exemple de ce centre n’est pas unique. « Il existe dans ce pays 42 art centers qui appartiennent à des communautés. La plupart sont situés dans le territoire du Nord, explique Adrian Newstead, le propriétaire de la galerie d’art indigène Coo-ee, à Sydney. Il faudrait toutefois ajouter à ce chiffre toutes les associations de femmes, qui peignent aussi beaucoup. »
« Le rôle des art centers ne se limite pas à la fourniture de matériel. Il est aussi social, remarque Stéphane Jacob, le patron de la galerie Arts d’Australie, à Paris. Certains centres comme Maningrida, dans le nord du pays, font un travail remarquable dans des conditions difficiles. Ce centre est dans l’obligation d’acheter l’intégralité de la production artistique, quel que soit le niveau de qualité des œuvres, et il doit ensuite trouver les marchés adéquats pour les différentes variétés d’œuvres, que ce soit des colliers destinés au marché touristique ou des sculptures de très grands peintres. L’art coordinator, qui occupe la fonction de médiateur entre le monde aborigène et le monde occidental, est nommé par la communauté, qui peut le révoquer à tout moment. Plusieurs fois par an, ce responsable se rend dans les endroits les plus reculés pour suivre ses artistes, les aider dans la recherche de matériaux, comme les écorces, et recueillir leurs œuvres. L’argent réalisé par les ventes est reversé aux artistes et est utilisé pour le fonctionnement de l’art center. Le profit éventuellement généré doit servir à l’amélioration des conditions de vie de la population. »
De plus en plus de tribus tendent à suivre ce modèle. « Les communautés s’organisent de mieux en mieux pour contrôler le marché de l’art aborigène. Elles vont être de plus en plus nombreuses à ouvrir leur propre galerie », explique Liz Martin, dont la belle-mère joue le rôle de conseillère artistique auprès de peintres vivant dans le nord du pays. Certaines tribus connaissent déjà un joli succès.
Prenez Ikuntji par exemple… Cette communauté de 170 personnes, située à trois heures de route d’Alice Springs, a ouvert, il y a onze ans, un studio où douze femmes peignent chaque jour, de 8 à 17 heures, des tableaux résolument modernes. Très populaires, leurs toiles se vendent aujourd’hui entre 5 600 et 10 000 euros pièce. « Notre chiffre d’affaires annuel atteint 250 000 euros, calcule Trisha Dann, ancienne journaliste, qui coordonne les activités du studio. La moitié de cette somme va dans les poches des artistes, 40 % sert au budget de fonctionnement du centre – qui fournit les matières premières aux peintres et organise les expositions – et nous payons 10 % de TVA. »
La communauté d’Ikuntji a su pleinement profiter du boom actuel du marché de l’art aborigène. Un cas rare… Les chiffres officiels, publiés par le Bureau australien des statistiques (ABS), estiment que l’art indigène génère chaque année un chiffre d’affaires de 125 millions d’euros. « Mais cette estimation ne correspond à rien, critique Adrian Newstead. Des œuvres payées 10 millions d’euros à des artistes peuvent être vendues 20 millions à des acheteurs en Australie, qui les écouleront à leur tour 40 millions d’euros à l’étranger. » Les collectionneurs s’arrachent les toiles de certains peintres aborigènes. Chaque année, la vente aux enchères organisée par Sotheby’s bat tous ses records. « Nous appartenons à la plus ancienne culture toujours vivante, résume David Jungala Kriss, un peintre qui travaille pour le Centre pour la culture et l’art aborigène à Alice Springs. L’Europe a perdu ses cultures primitives. Mais nous les avons gardées. Les Aborigènes continuent de respecter leurs traditions ancestrales et effectuent toujours leurs anciennes cérémonies. » Leur absence de racines semble encourager de nombreux Occidentaux à s’intéresser aux arts primitifs.
Mais, aussi surprenant que cela puisse paraître, les peintures aborigènes sur toile ont été inventées récemment. Geoffrey Bardon, un professeur à Papunya, a eu l’idée, en 1971, de demander aux enfants aborigènes de la communauté de peindre sur les murs de l’école les motifs traditionnels généralement dessinés à même le corps ou sur la terre rouge de cette région. Impressionné par leur travail, l’enseignant a décidé ensuite de donner de la peinture et des toiles aux artistes. L’art contemporain aborigène était né…
Très peu de peintres sont devenus riches pour autant. Loin s’en faut… « La majorité des artistes n’a aucune idée de la valeur réelle de leurs tableaux », estime Liz Martin. « De nombreux peintres ne connaissent rien à l’industrie pour laquelle ils travaillent, renchérit David Jungala Kriss. Ils sont restés très naïfs. » Cette candeur a permis à de nombreux escrocs de gagner beaucoup d’argent sur le dos des artistes. « L’art aborigène est une industrie de plusieurs millions de dollars et de nombreux salauds essayent de s’en mettre plein les poches », résume, amer, Trisha Dann. « Il y a beaucoup de cupidité dans ce secteur », ajoute Liz Martin.
Stéphane Jacob, qui a récemment vendu plusieurs œuvres au Musée national des arts d’Afrique et d’Océanie ainsi qu’au Museum d’histoire naturelle de Lyon, partage cette opinion. « L’absence de cadre administratif et répressif (notamment au niveau du fisc) pour les personnes achetant de la main à la main, en toute illégalité, est un énorme problème, explique ce fin connaisseur de la culture aborigène. L’art est un des seuls secteurs d’activité, avec la drogue, où n’importe qui peut acheter avec du cash des œuvres et les revendre sans se faire pincer. Je pense qu’il y a une vraie responsabilité du gouvernement dans cette affaire. Il n’est pas normal que l’on retrouve à travers le monde des œuvres sans provenance et qu’on ne sache pas dans quelles conditions elles ont pu être achetées. »
Ces toiles « anonymes »ont souvent été acquises « à bas prix par des « vendeurs de tapis » qui vont dans les communautés pour faire de bonnes affaires », regrette David Jungala Kriss. « Ces hommes sont un énorme problème, reconnaît Trisha Dann. On ne leur permet d’ailleurs pas de venir sur nos terres. » Cette décision ne ravit pas les propriétaires de galeries privées. « L’expression « vendeur de tapis » est utilisée par des élitistes qui souhaitent nous dénigrer, enrage Adrian Newstead. Un art center pour qui travaillent 200 peintres ne peut pas aussi bien s’occuper de ses artistes qu’une galerie qui ne représente que quinze auteurs. » Le problème des « vendeurs à la sauvette » n’est pas le seul à frapper l’art aborigène.
« Nos œuvres ne sont pas protégées par des droits d’auteur, révèle David Jungala Kriss. Des personnes peuvent ainsi imprimer en toute légalité des reproductions de tableaux sans verser un seul centime à l’artiste. Les didgeridoos – ces troncs d’eucalyptus évidés, d’environ 1,20 m, qui sont utilisés comme instruments de musique – et les boomerangs qui sont vendus dans les magasins de souvenirs australiens sont, eux, souvent fabriqués en Asie. » Stéphane Jacob regrette également le sentiment de « confusion » qui est peut être créé dans l’esprit des amateurs : « A la différence du monde occidental, où un minimum de tri est fait, tout ce qui est produit en art aborigène porte ce label d' »art aborigène authentique », que ce soit une œuvre de bas niveau pour le marché touristique ou des œuvres de très grands artistes. Il est donc très important de se fier à des marchands honnêtes, et il en existe… »
L’art aborigène a également longtemps été entaché par les faux circulant sur ce marché. Certains artistes réputés, comme Clifford Possum Tjapaltjarri, ont reconnu avoir signé des toiles qu’ils n’avaient pas peintes. « Sotheby’s a fait ses choux gras en faisant croire aux collectionneurs qu’elle était la seule société à pouvoir garantir l’authenticité de ses toiles, s’énerve Adrian Newstead. Ils ont entaché la réputation de nombreuses œuvres en faisant cela. » Pour essayer de faire le ménage parmi les marchands d’art honnête et les escrocs, le propriétaire de la galerie Coo-ee a fondé, en 1998, l’association Art Trade. Sa cinquantaine de membres ont signé une charte garantissant leur honnêteté et l’authenticité des œuvres qu’ils vendent. « Je voulais au départ que tous les professionnels du secteur adhèrent, mais les haines sont si vives dans ce milieu qu’il est impossible de faire asseoir certaines personnes autour d’une même table », regrette Adrian Newstead. Si les galeries n’arrivent pas à se mettre d’accord, le développement du marché de l’art aborigène pourrait être pris en charge par les artistes eux-mêmes… « Il faudrait pour cela réformer totalement le système éducatif dans les communautés », prévient Trisha Dann. « La majorité des peintres aujourd’hui sont des vieilles femmes qui n’ont aucun sens des affaires », résume Liz Martin.
« Les jeunes, dans le centre, préfèrent regarder la télévision ou écouter de la musique plutôt que de peindre, regrette Lorraine King, qui a vécu les treize premières années de sa vie dans le humpy de sa grand-mère, un demi-cylindre en tôle ondulée posé à même le sol sans eau ni électricité. Les anciens aimeraient bien leur raconter leurs histoires et leur enseigner la peinture, mais les jeunes s’en moquent. Les artistes qui décèdent ne sont pas remplacés. Cette industrie vit au jour le jour. Je ne sais pas de quoi sera fait notre avenir. C’est terrifiant. » Certains spécialistes restent toutefois plus optimistes. « Il y a de très nombreuses communautés qui font en sorte d’aider les jeunes artistes », estime Stéphane Jacob. « Le marché de l’art aborigène est en pleine évolution actuellement, analyse Adrian Newstead. Les acheteurs étaient auparavant intéressés par le contenu ethnographique des œuvres, mais, depuis trois ou quatre ans, les plus gros clients des galeries sont des collectionneurs d’art contemporain qui se moquent de savoir si une toile contient des éléments traditionnels ou non. » Cette évolution a permis à de nouveaux artistes d’être très populaires.
De jeunes Aborigènes issus de milieu urbain commencent à faire parler d’eux. Certaines communautés tentent d’exprimer leur créativité en utilisant des matières premières inédites comme le verre soufflé. Lorraine King est un peu le symbole de cette transformation de l’art indigène en Australie. Les points colorés qu’elle applique sur la toile sont l’héritage de sa culture traditionnelle, mais elle « n’aime pas les motifs trop réguliers et symétriques comme ma mère les faisait pour les touristes ».
L’art aborigène se trouve aujourd’hui à un carrefour. Les collectionneurs du monde entier s’arrachent les œuvres des meilleurs peintres, mais la plupart de ces artistes sont décédés, très âgés ou malades. Et la nouvelle génération peine à prendre la relève.
Education, alcoolisme, drogue, corruption, rejet de la société « blanche »… De nombreux indigènes australiens ne parviennent pas à s’extirper du trou dans lequel la colonisation les a plongés. L’art pourrait les sortir de leurs tourments. Mais encore faut-il que la société civile les aide à mieux se prendre en charge. « J’espère que dans dix ou vingt ans des communautés comme Ikuntji n’auront plus besoin de personnes blanches comme moi pour vendre leurs œuvres, explique Trisha Dann. Mon souhait le plus cher est qu’elles deviennent capables de tout organiser elles-mêmes. »
Frédéric Therin
2 novembre 2004 à 10 h 58 min #356710GoOz-mb-58c8f73245388MembreC’est pourquoi il est important d’acheter ses « souvenirs » aux centres d’arts aborigènes !!! au moins on sait où va l’argent…
Il y en a un sympa à Ti-Tree sur la route entre Alice Springs et Uluru, où l’on trouve de belles peintures sur toiles… avec de beaux prix aussi mais bon…
See you !
ET merci Caro pour les infos 😉2 novembre 2004 à 18 h 24 min #356711Xavier-PerthMembreIl y a des plagias utiles et necessaires…
2 novembre 2004 à 22 h 18 min #356712CarolineParticipantMy pleasure!
Caro6 décembre 2004 à 13 h 35 min #356713JMMMembreSalut Caro,
Merci pour avoir relevé et avoir partagé ce très intéressant article.
A bientôt,JMM
(photos de 2 peintures des collections du Melbourne Museum)7 décembre 2004 à 13 h 26 min #356714drup_2015Membreje cherche des informations sur les aborigènes et leur lien avec le gouvernement. Merci de m’envoyer des informations le plus rapidement possible.
28 décembre 2004 à 21 h 47 min #356715CarolineParticipantBonjour,
Je crois que le mieux est d’aller jeter un coup d’oeil dans la rubrique 🙂
A plus,
Caroline -
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